Quand l'informatique sert à amuser les informaticiens

J'ai beaucoup rigolé le jour où mon ex-futur associé m'a annoncé que le service informatique de son nouveau JoliTravail S.A. leur imposait Lotus. Il se venge aujourd'hui avec sa verve habituelle (qui se fait rare, hélas) : Lotus Domino, abération contemporaine.

Nul autre création humaine que Lotus Domino ne peut illustrer aussi efficacement la notion de spécifications inutiles et de faillite ergonomique. Et faire rire tes amis qui ont Gmail à la place.

Une petite explication pour mes lecteurs qui ne sont jamais allé voir les trolls dans les forges de Mordor leur service informatique, Lotus Domino est une pièce du gigantesque puzzle[1] (aussi appelé « usine à gaz ») qu'est Lotus Notes. Notes est un environnement de développement d'applications basé sur l'idée de réplication permanente de bases de données de point-à-point, où l'on a sur son poste une copie complète des données auxquelles on a accès et qu'on doit synchroniser régulièrement dès qu'on se connecte sur le réseau (une gigantesque machine peer-to-peer avant l'heure). La véritable idée de génie de Lotus n'est cependant pas dans sa technologie. Elle a été de concevoir un système complètement fermé à destination exclusive des services informatiques chargés de son exploitation, en leur faisant miroiter le fait qu'ils pourraient également développer absolument tout ce qu'ils voudraient avec. Donnez à un informaticien un joujou avec lequel il pourra réinventer l'eau chaude tous les jours jusqu'à sa retraite, et il signera le bon de commande quel que soit le nombre de chiffres, et de boîtes de légo qu'il devra acheter ensuite à chaque nouvelle fonctionnalité. Lotus Domino, par exemple, est une couche qui faut ajouter à Notes pour pouvoir accéder aux applications via un navigateur web. C'est un peu comme si on vous disait qu'il suffit de mettre un faux nez rouge à votre clown triste pour le rendre drôle (sauf que ça vous coûte un bras et que le clown reste triste, puisque c'est vous). Ça semble purement et simplement aberrant aujourd'hui mais Notes est un système fermé, dont la messagerie par exemple n'est pas compatible avec les protocoles internet standards (essayez donc d'accéder à une messagerie Notes en IMAP ou en POP, ou simplement de rechercher l'adresse d'un correspondant dans une chaîne d'emails qui vous arrive depuis Notes, ce n'est pas possible si vous n'êtes pas dans la même entreprise et également sous Notes).

Aujourd'hui, je pense ne pas trop m'avancer en disant qu'il existe un consensus sur l'incapacité généralisée des services informatiques internes à faire du développement applicatif de qualité, si tant est qu'ils sachent faire autre chose que de l'exploitation (et qu'il la fasse bien, ce qui est autre débat). Des compétences clés en matière de design et d'ergonomie ne sont tout simplement pas reconnues par les DSI, elles y sont par conséquent inexistantes en tant que métiers (estimés, à tort, remplaçables par des architectes). Et pour achever de retourner le couteau dans la plaie, assez peu de progiciels incarnent aussi bien l'informatique fermée, lourde, poussiéreuse et passéiste que Lotus[2]. Tant et si bien qu'on attend l'étude qui, à l'instar de certains PGI qui plomberait la compétitivité, montrerait que les entreprises qui utilisent Notes sont, dans un monde où il est de plus en plus utile de pouvoir changer de cap rapidement, aussi agiles et insubmersibles que le Titanic. J'ai eu une fois un client dont le premier besoin exprimé était, je cite, « tout sauf Lotus Notes » ! Je n'ai jamais une seule fois de ma vie rencontré un utilisateur content de Lotus Notes, et j'en ai rencontré beaucoup. La seule personne contente de Notes que j'ai rencontrée de ma vie était... un DSI. Parce que ça lui permettait de faire ce qu'il voulait. CQFD.

Quand un prospect m'annonce, avec un air d'enterrement systématique, que son service informatique leur impose Lotus Notes, ça me donne instantanément le degré de rigidité du cadavre et sa capacité d'innovation. Il faut dire que dans mes études d'origine, on m'a appris à concevoir de véritables usines à gaz. Ça doit expliquer pourquoi je n'apprécie l'informatique que lorsqu'elle ne sert pas qu'à amuser les informaticiens.

P.S. En cadeau bonus pour rire (jaune si vous l'utilisez) : Lotus Notes sucks, 80 raisons pour lesquelles Lotus Notes vous suce la moelle [Via Manur où il y en a une de plus].

Notes ;-)
[1] Cf. le jeu de légo des technologies Lotus (en anglais, la page Wikipedia en français étant d'une pauvreté affligeante).
[2] L'inventeur de la technologie Notes est un certain Ray Ozzie, qui tente de la répliquer (pouf pouf) depuis vingt ans. Sa dernière tentative chez Microsoft sous le nom Live Mesh lui vaut le sobriquet d'astronaute de l'architecture. IBM a racheté Lotus en 1995 pour 3,5 milliard de dollars. D'IBM à Microsoft, ou de Charybde en Scylla ?