Identité et marque personnelle vs professionnelle

Marc Traverson explique, sur le Journal du Coach, pourquoi les blogs sont fantastiques :

Le weblog est un journal à soi. On peut en faire un journal intime, ou un journal professionnel (mon propos concerne principalement cette utilisation). On peut aussi, comme beaucoup de bloggers, mêler les deux. C'est un des avantages de ce mode de publication, éminemment en phase avec l'air du temps qui valorise l'individualisation, l'expression intime, le "marketing personnel".

Pour le salarié, ce peut être un moyen de faire savoir urbi et orbi qu'il est différent, qu'il ne se fond pas dans la structure, qu'il reste critique et conserve son libre arbitre malgré les mots d'ordre. Pour un consultant, un dirigeant, c'est un moyen de valoriser ses projets, de faire savoir qu'il existe (besoin de notoriété, de différenciation) et qu'il intervient sur tel domaine particulier. Pour un chercheur d'emploi, c'est un CV dynamique, un moyen de court-circuiter le système lettre-de-motivation-cv-entretien en prenant l'initiative de se faire connaître autrement.

Le blog répond à ce besoin d'affichage, de promotion, de "mise en relief".

Dans Blogueur d'entreprise, j'ai placé le phénomène blog dans le cadre plus large de ce que j'appelle l'ère de la publication personnelle, un sujet qui me tient à coeur parce qu'il est l'un des produits attendus du développement d'internet et qu'il dépasse largement le cadre des blogs, et surtout de leurs utilisations professionnelles telles qu'on les aborde en général. Dans les tensions créées et les contrastes révélés par les blogs, se tient la question de notre identité personnelle versus professionnelle. J'avais effleuré le sujet en novembre dernier sur mon blog anglais, en pointant sur les conseils suivants :

  • Gardez votre identité et ne la mélangez pas avec celle de votre employeur. Sinon, vous risquez de "disparaître" en cas de démission ou de licenciement. [Allan Jenkin : Don't mix your identity with your employer's]
  • Créez un blog et établissez votre présence sur la place 1 [ibidem]
  • Soyez propriétaire de votre réseau professionnel, soyez maître de votre partie du jeu : "Si je devais revenir à la vie salariale, je dirais à mon employeur que a) j'ai un blog et j'ai l'intention de le garder, complet avec mon CV et mes coordonnées personnelles et b) mon profil sur les sites de réseaux sociaux continuera à indiquer que je suis à la recherche d'opportunités2" [ibidem]
  • Utilisez votre numéro de portable personnel, et ayez une adresse de courriel personnelle [ibidem]
  • Neville Hobson donne pratiquement les mêmes conseils, en parlant de l'importance de la continuité de la présence personnelle

Ceci amène naturellement à la question du développement de sa marque personnelle. Boris Mann a une présentation sur le sujet et pense que "un employé respecté, connu, ajoute au crédit de son employeur, tout comme le prestige d'une entreprise connue déteint favorablement sur ses employés. Les entreprises visionnaires devraient encourager et récompenser le développement de marque personnelle". Bien sûr ici, le terme anglo-saxon "brand" est à prendre au sens de notoriété, mais je vais garder le terme de marque car je m'intéresse ici à la comparaison avec la marque de l'entreprise.

Gunnar Langemark (dans un commentaire chez Allan Jenkin sus-cité) s'interroge sur cette tendance :

Quelle importance cela va-t-il prendre dans le futur, et à quel point cela fera partie du quotidien des employeurs, je ne sais pas. Je crois que les meilleurs talents auront plus de poids (influence), et seront capable d'être embauchés selon leurs propres termes. Ils vont aussi devenir de plus en plus inemployables — ou plutôt les employeurs ne seront plus en position de les attirer dans leurs entreprises. Il y aura un nouvel écosystème autour d'indépendants, de TPE, d'électrons libres, et la prestation comme travail deviendra plus attirante, comme cela devrait être. Et donc, être employé voudra de plus en dire être sa propre entreprise. Je me vante parfois d'en faire à ma guise. Je ne demande pas la permission. La pire chose qui puisse m'arriver est d'être viré, et alors ?

Cela me rappelle un ancien collègue qui disait de notre employeur commun à l'époque : "ma marque est plus grande que la vôtre". Il avait une plus grande présence dans le business que son employeur n'en avait.

J'avais écrit à l'époque que je ne pouvais dire à quel point tout ceci résonne chez moi (et c'est toujours d'actualité). J'aime prendre l'exemple du PageRank, c'est-à-dire de l'influence aux yeux de Google, de mon blog face à www.capgemini.com (le plus gros site de mon employeur), qui sont à 7/10 tous les deux pour leur page d'accueil. Je ne peux pas vous donner la comparaison en terme d'audience, mais elle devrait donner le vertige très sérieusement à réfléchir à n'importe quel responsable de marketing ou de communication qui se respecte, au moins quant à l'efficacité de la formule suivante sur le web : publier de l'information intéressante sous une forme simple, accessible et interactive (le blog étant, vous vous en doutez, un excellent véhicule pour ce faire). Je ne prétends pas avoir la même influence cependant (je ne touche pas exactement les mêmes cibles) mais je ne cesse de remarquer que le web doit être appréhendé comme un media à part entière avec sa propre dynamique. Un autre bon exemple est la communication autour du lancement du nouveau site de Capgemini. L'annonce que j'ai orchestrée sur ce blog de concert avec Jeffrey Zeldman et Douglas Bowman a amené plus de dix mille visiteurs uniques en 24 heures depuis nos trois sites, et généré la publication de dizaines de billets et de commentaires sur le web. Le communiqué de presse (validé cinq jours après la sortie du site !) n'a généré strictement aucune réaction dans la presse, pas même un seul appel de journaliste spécialisé. De l'importance, pour une entreprise, de bien comprendre le web, son potentiel et sa dynamique, comparés à la voie des "medias traditionnels".

Je pense ne faire là qu'effleurer la question, qui me paraît infiniment plus intéressante à explorer que le débat blogueurs vs journalistes (à mon humble avis, du moins dans sa forme "contre", éculée et archi-rebattue depuis des années déjà). Et le sujet est à creuser tant du côté individuel que du côté entreprise, salariés, patrons, indépendants, etc. Par exemple, quid de la notoriété de Scoble, son blog Scobleizer, son livre vs Microsoft ? Et que dire de Loic le Meur, son blog (pro ou perso ?), son livre, ses podcasts... vis-à-vis de Six Apart (ou LinkedIn, SocialText, Technorati, il faut suivre avec lui ;-)) ? Et moi, suis-je plus connu comme padawan, par/grâce à mon bouquin3 ou bien comme webmestre du groupe Capgemini ? Comment ces "marques" sont-elles liées, comment rejaillissent-elles les unes sur les autres, où sont aujourd'hui les frontières entre le professionnel et le personnel, entre l'individu et l'entreprise ?

J'espère arriver à structurer quelque chose d'intéressant d'ici à la prochaine conférence, et vous êtes très chaleureusement invités à enrichir cette note4. En attendant, je conseille vivement aux jeunes qui ont envie de se développer d'ouvrir un blog avant de signer leur CPE, ça pourrait bien leur permettre de rééquilibrer le rapport de force avec leur employeur, et le considérer lui aussi en période d'essai prolongée. Après tout, plus d'équilibre devrait conduire à moins de précarité !

Notes :

(1) Quoique je nuancerais un peu l'assertion de Jenkin que le fait de ne pas avoir un blog signifierait ipso-facto qu'on n'a rien à dire, ne serait-ce que parce que, a contrario, Skyblog et d'autres ont brillament démontré que ce n'est pas parce qu'on a un blog qu'on a des choses à dire ;-).
(2) On dit aussi à l'écoute du marché :-P.
(3) Et pourquoi écrivent-ils tous des bouquins ces blogueurs ?
(4) Les meilleurs blogs sont ceux où les lecteurs travaillent participent aussi un peu :-).