Sortir du placard

Il n'existe pas de sortie de placard typique, la seule généralité que je serai tenté de faire est qu'il s'agit toujours d'une épreuve pour quiconque n'est pas l'archétype de l'hétéro qui ne se pose pas de question. Pour les plus chanceux, ce sera plus facile que de passer le bac. Pour d'autres, l'épreuve sera telle qu'ils n'en pousseront jamais la porte.

Selon AlterHeros :

« Sortir du placard » est un processus de développement par lequel les gais et les lesbiennes reconnaissent leur propre orientation sexuelle et intègrent cette connaissance à leur vie personnelle et sociale. Les termes « se montrer au grand jour » ou « sortir du placard » ont plusieurs nuances de signification :

  • reconnaître son identité gaie ou lesbienne et agir en conséquence par une activité sexuelle entre personnes du même sexe (« Je suis sorti(e) du placard quand j'avais 18 ans. »)
  • révéler son identité lesbienne ou gaie à d'autres homosexuels (« Je me suis montré(e) au grand jour à un Groupe de jeunes gais hier soir »)
  • révéler son identité à des membres non gais de sa famille ou à des amis hétéros (« J'ai révélé mon homosexualité à ma mère et sa réaction a été très positive »)
  • se présenter publiquement comme une lesbienne ou un homme gai (« Je me suis révélé(e) à la télévision nationale »)

Je suis passé par toutes ces étapes, à peu près dans cet ordre.

J'ai cessé de me mentir à moi-même en 1988, après une bataille intériorisée d'au moins sept ans que j'avais plus ou moins étouffée dans l'univers lénifiant des classes préparatoires aux Grandes Ecoles et une homophobie parentale qui n'était encore que supposée. Mon premier coming-out a été pour mon amie californienne qui était amoureuse de moi et que j'aimais trop pour lui cacher l'état désormais conscient de mes sentiments. J'avais 22 ans, j'entamais ma troisième et dernière année d'école d'ingénieur à l'ENSIC à Nancy.

Dans l'année qui a suivi, j'ai démarré une thèse de doctorat, perdu ma virginité dans ce désert sexuel de province (pour reprendre les termes d'un de mes meilleurs amis lui aussi nancéien), découvert la richesse de la vie gaie parisienne et, le 11 septembre 1989, rencontré l'homme de ma vie. J'avais 23 ans, lui 21. Je rentrais le voir tous les week-ends à Paris. Ca a duré un an avant que je ne le rejoigne, ayant perdu mon financement de thèse et refusé de servir d'esclave gratuit au CNRS.

A l'époque, je jonglais difficilement dans mon placard avec des parents de plus en plus inquisiteurs, improvisant des excuses sur le fil du rasoir lors d'imbroglios aussi rocambolesques qu'embarrassants. Début 1991, j'ai trouvé du travail à Mandelieu-la-Napoule à côté de Nice. Sans hésiter, mon homme a accepté de quitter son boulot et de me suivre, j'étais aux anges. La confortable distance avec les parents m'a permis de m'acheter encore un peu de tranquillité. La première fois qu'ils sont venus me voir, juste un après-midi, j'ai "caché" mon homme en le confiant à un copain le temps de leur faire mon numéro de claquettes. Il était furibard, j'étais honteux. La seconde fois, un an après, lorsque mes parents ont annoncé leur débarquement juste une semaine à l'avance, j'ai senti que si je ne sortais pas du confort imaginaire de mon placard mon homme n'hésiterait pas à en dégonder les portes. Je leur ai écrit, à la main, une sortie de plume en quelque sorte. Ils m'ont renvoyé une réponse (en Chronopost !) pour me dire qu'ils ne viendraient pas à la maison mais m'attendraient, moi et moi seul, pendant deux heures à l'aéroport de Nice avant de reprendre un vol vers Marseille. Je n'y suis pas allé.

J'avais franchi une étape fondamentale. A l'intérieur de mon placard j'étais seul, dehors non. Aux parents, je ne dirais plus je, mais nous. J'avais mis plus de dix ans à comprendre que je n'avais pas de problème, que je n'étais pas le problème. Si mes parents, et n'importe qui d'autre en l'occurrence, n'acceptaient pas mon homosexualité, c'était leur problème ! Et ce problème avait un nom, l'homophobie.

En 1993, nous sommes revenus à Paris. A partir de cette date, j'ai commencé à adopter une ligne de conduite consistant à ne pas mentir, ne pas me cacher, et cesser de jouer une comédie dont je n’étais pas l'acteur mais le pantin.

Côté professionnel, il y a pour moi deux aspects distincts : l'employeur et les collègues.

J'ai répondu franchement à toutes les questions que mes employeurs ont posées, souvent avant la signature d'un contrat de travail, sans que cela ait posé de problème jusqu'à présent. Dernièrement en 1998, lorsque j'ai dû remplir le formulaire de Cap Gemini me demandant le détail complet de mon statut civil (état civil, nom, adresse et profession du conjoint et de la personne à prévenir en cas d'accident), je l'ai consciencieusement rempli avant d'avoir l'assurance d'être embauché. Cette franchise reste inaccessible aujourd'hui pour la plupart des non hétéros pure-laine. Imaginez-vous donc devoir écrire le nom de votre ami(e) homo dans un formulaire qui va finir dans votre dossier au service du personnel. Je tiens à préciser que je suis parfaitement conscient de la chance que j'ai d'avoir un profil de mouton à cinq pattes intéressant pour pas mal d'entreprises et que je prends un risque calculé dont l'avantage est de ne pas travailler pour un patron homophobe. Mais je suis toujours forcé de calculer le risque, et j'ai toujours ancré en moi ce réflexe qui me fait hésiter quelques secondes à chaque fois.

Vis-à-vis des collègues, c'est plus difficile. Chaque entreprise a sa culture. J'ai connu des entreprises où les questions personnelles ne sont tout simplement pas admises. Là, c'est facile, personne ne va venir vous emmerder avec ses histoires de couple, de gamins et l'inquisition idoine qui n'est jamais très loin de ce besoin qu'ont certains de se la comparer en permanence. J'en ai connu d'autres où la préférence sexuelle n'est tellement pas un tabou que tout le monde s'en fout. Dans les PME, les frictions personnelles sont plus délicates à gérer et plus dangereuses quand un patron ne voit pas d'autre solution que de régler le problème par un licenciement. Dans les grands groupes, des conflits peuvent se passer à l'échelle d'un service mais la taille et la culture de l'entreprise a plus de poids sur les individus. Mon comportement vis-à-vis de mes collègues est certainement plus prudent que tous les autres cas de figures qui me viennent à l'esprit. On apprend très vite à discuter naturellement en ne donnant aucune indication sexuée -- un ami me faisait remarquer sur ce point qu'il est possible pour un hétéro éveillé comme lui de le remarquer et d'en tirer des conclusions. Le problème pour moi consiste à concilier le refus de mentir et la prudence face à un(e) inconnu(e) potentiellement homophobe. A nouveau, imaginez-vous dévoiler (ou masquer) votre homosexualité à longueur de journée face à l'interminable interrogatoire : t'es marié(e), et t'as combien d'enfants, comment s'appelle ton ami(e), qu'est-ce que t'as fait ce week-end, etc. Et lorsqu'on nous sollicite en permanence à coup d'enveloppes pour un mariage ou une naissance, que croyez-vous que ça nous fasse ? Mettriez-vous un billet dans l'enveloppe pour fêter le PaCS d'un(e) collègue ? J'imagine la tête de mes collègues si j'avais fait ça pour le mien. Et d'ailleurs, vos multiples formulaires et règlements mentionnent-ils le PaCS au même titre que le mariage ou le concubinage ? Enquêtez-donc dans votre entreprise sur ce dernier point, vous seriez surpris de l'absence patente du mot PaCS, pourtant partie intégrante de l'état civil français depuis trois ans.

Côté personnel, c'est assez manichéen. Il y a mes parents, et les autres.

A mes parents, j'ai toujours essayé de faire comprendre, sans succès, qu'ils doivent nous voir comme un couple. Ma mère m'a un jour écrit qu'il était courant qu'un fils aille voir ses parents seul parce que son épouse n'était pas acceptée. Je refuse de me prêter à cette hypocrisie révoltante et parfaitement égoïste qui leur permet d'entretenir leur illusion et de continuer à ignorer la moitié de ma vie, celle qui va à l'encontre de leurs préceptes sectaires (à ce sujet, j'ai l'habitude de dire que pour ma mère, Jean-Paul II est un dangereux gauchiste, je pense qu'il a remonté dans son estime depuis). C'est nous deux ou personne. C'est pourtant simple, mais ils n'ont toujours pas montré le moindre signe de compréhension. Je ne les ai pas revus depuis dix ans.

Les autres, ah, les autres ! Pourquoi se compliquer la vie à cause des autres ? Pour les autres, je suis transparent. Je ne sais pas ce qu'est le qu'en-dira-t-on. Je n'ai pas d'amis homophobes. Je n'ai pas de fournisseurs homophobes (ou s'il y en a, ils le cachent bien). Je n'ai pas de voisin ouvertement homophobe, et le jour où ça arrivera, il comprendra son malheur.

J'espère vous avoir fait toucher du doigt l'un des aspects les plus pénibles de la société dans laquelle nous vivons, où sortir du placard ne va jamais de soi. Quand je lis çà et là que nous nous y serions enfermés nous-mêmes, je hurle. Ce qui est révoltant c'est que ce placard est une construction sociale qui nous est imposée et à laquelle nous sommes confrontés en permanence. J'ai encore en sortir il y a trois jours, quinze ans après ma première sortie ! Et tant qu'il y aura de l'homophobie en ce bas monde, je devrai continuer à casser les portes de ce placard dans lequel certains préféreraient me savoir enfermé.

Dites-vous bien que mon expérience n'est rien face à celle de gens qui n'ont pas la chance que j'ai de pouvoir me battre, intellectuellement, économiquement, pour m'imposer tel que je suis et tel que je veux être. L'homophobie est une tare sociale contre laquelle les vraies victimes n'ont souvent aucun moyen de se battre, et en meurent parfois (on tue par homophobie, on se suicide à cause de l'homophobie).

En 1993, j'ai transformé ma rage en énergie. La suite au prochain épisode de citoyen de seconde zone.