On n'arrête pas le progrès

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Je présente par avance mes excuses aux lecteurs qui ne prennent jamais le métro, mais, qui sait, ça pourrait bien vous arriver un jour. Dans tous les cas, je vous souhaite la bienvenue dans l'univers impitoyable du métro parisien. Mind the gap...

Tout d'abord, un petit retour en arrière. En décembre 2001, déjà heureux possesseur d'une carte intégrale annuelle qui me permettait de rire chaque début de mois devant les files d'attente aux guichets (c'est qu'on n'a pas beaucoup l'occasion de rire dans le métro), la RATP m'a offert le dernier progrès technologique underground, le passe Navigo.

Pour les non comprenants et les porteurs de Carte Orange, le passe Navigo est une petite carte au format carte de crédit qu'il suffit de passer d'un geste svelte et élégant au dessus d'une "cible de couleur violine" (je cite) pour que la barrière s'ouvre avec un petit bip de contentement (ils ont dû lire Le Guide du Routard Galactique de Douglas Adams au bureau d'étude de la RATP). Ca permet de rire tous les jours devant la tête ébahie de ceux qui poussent encore leur rectangle de carton dans la fente ou ceux, qui en tiennent vraiment une couche, et qui s'éclatent le genou sur le tourniquet ou la tête sur la porte derrière vous en croyant que la barrière était désactivée.

Enfin ça, c'était au début. Le geste svelte et élégant ce n'est pas vraiment nécessaire, et maintenant que le passe s'est répandu, les petits bips se sont transformés en brouhaha permanent. Le passe n'étonne plus guère que les touristes, surtout les New Yorkais qui sortent à peine de jeter des rondelles en laiton dans des tourniquets qui n'arrêteraient même pas un tétraplégique.

J'ai toutefois gardé deux petits plaisirs sadiques. Le premier, que j'ai affiné à un niveau de maître Jedi, consiste à emmerder les resquilleurs. Lorsque j'en repère un du coin de l'oeil qui cherche à passer derrière moi, je fais comme si j'avais un billet et, au dernier moment, je sors le passe et franchis la barrière aussi vite que possible. Dans les tourniquets avec porte, ce sont les genoux et la tête qui prennent. Double bonus quand ils finissent coincés entre la barre et la porte. Ca fonctionne moins bien avec les barrières à portes pneumatiques mais j'arrive parfois à en coincer un. Double bonus quand leur sac Niketamer ou Radadas reste de l'autre côté. Le second consiste à perturber ceux qui ne savent pas détecter les barrières en anomalie qui n'acceptent plus les billets mais fonctionnent encore avec le passe (allez, je suis généreux, ce sont celles qui ont un petit carré orange allumé à côté de la flèche verte). Quand j'ai repéré quelqu'un qui s'est acharné à faire avaler son billet comme mon boucher enfourne un steack dans son hachoir, je passe sous son nez juste après qu'il ou elle a abandonné. Résultat garanti : regard confus "pourquoi lui et pas moi ?" suivi de regard méchant vers l'engin récalcitrant puis regard penaud avec déplacement latéral vers une autre barrière suivi, aux heures de pointe, de regard furieux du passager suivant sur le mode "barre toi de mon chemin, limace". Ca fonctionne aussi si je suis le premier, puisqu'à cause d'un étrange instinct grégaire enraciné dans le cerveau du passager RATP, et similaire au comportement des chenilles processionnaires, lorsqu'un pisteur a passé une barrière, les suiveurs empruntent de préférence la même (sur le principe, tout relatif, que celle-ci fonctionne). Prenez le temps d'observer ce comportement, vous serez surpris par son ampleur.

Le truc du carré lumineux orange m'amène au coeur du sujet, celui du talent ergonomique de la RATP en matière de nouveaux équipements Navigo. Talent qui, si Jakob Nielsen s'occupait d'infrastructures publiques plutôt que de sites web, aurait déjà valu à la RATP une série de brûlots des plus gratinés devant lesquels ce billet ne serait qu'une aimable boutade. Déjà, vous aurez compris qu'afficher un petit carré orange mais laisser une grande flèche verte n'est pas une indication particulièrement triviale pour signaler qu'une barrière n'avale plus les billets. Jakob nous en aurait fait une jaunisse.

L'arrivée du passe Navigo a obligé la RATP à modifier tout son parc de barrières, ce qu'elle a fait graduellement. Elle a commencé par introduire une barrière Navigo par station dans tout Paris. Première erreur, les nouvelles barrières étant flambant neuves avec de gros autocollants couleur violine, les pisteurs les prenaient systématiquement sur le mode "celle-là a l'air neuve, elle a plus de chance de fonctionner que celle toute pourrie d'à côté". Les pisteurs étant toujours suivis par les chenilles processionnaires, les rares porteurs de passe ont surtout passé les premiers mois à attendre derrière des files de limaces qui, bien qu'elles puissent enfiler leur maudit billet dans n'importe laquelle des barrières vides, s'agglutinaient de manière consternante sur la seule barrière Navigo disponible. Extraordinaire première expérience pour un bijou de haute technologie censé garantir (je re-cite) "des passages plus rapides, plus fluides et plus fiables" ! J'ai déjà eu des envies de meurtre pour moins que ça.

Ensuite, lorsqu'une deuxième barrière Navigo a fait son apparition un peu partout, mais pas nécessairement à côté de la première histoire de vous faire bien marcher lorsqu'une d'elle est en panne, la RATP a eu la brillante idée de placer des autocollants en forme de chaussures par terre, comme des traces des pas menant aux nouvelles barrières. Effet chenilles processionnaires garanti, mais à double file !

Ce petit jeu a duré plusieurs mois avec une difficulté supplémentaire pour moi à la station Charles de Gaulle, puisque sur les quatre barrières Navigo installées, aucune n'a fonctionné pendant quatre mois. Ce qui me permet de noter un autre détail croustillant, le porte-carte Navigo n'est pas conçu pour porter le coupon de secours qui est livré avec la carte. Le premier que j'ai eu avait la désagréable propension à laisser tomber le coupon qu'il contenait (d'autres personnes m'ont confirmé ce problème). Le second que j'ai reçu en 2002, au contraire, retient tellement bien le coupon que je n'arrive plus à le décoller. Et pas question de glisser même un mini-plan du métro dedans, sauf à le plier en douze.

Et puis un jour, miracle, des barrières compatibles sont apparues partout ! Le rêve. Sauf bien sûr, après des mois d'entraînement au franchissement à vitesse lumière, quand on tombe sur une qui ne bipe pas ou dont le tourniquet déconne. J'ai un tibia qui s'en souvient encore (il doit y avoir un dieu pour les resquilleurs).

Vous qui m'avez suivi jusqu'ici et qui croyez cette histoire terminée, sachez qu'on n'arrête pas le progrès à la RATP.

Lundi à la station Nation, au niveau de la salle d'échange entre le RER et le métro, j'ai découvert un nouveau tourniquet vers la droite en direction des lignes 1 et 2. Tout neuf, tout beau dans sa robe bicolore, je n'ai pas compris tout de suite pourquoi il me paraissait étrange, trop occupé à chercher dans quel logo de startup j'avais déjà vu ce mélange mauve et vert fluo très ancienne nouvelle économie.

Mardi, j'ai compris. Ce tourniquet n'a pas de fente à billet. Il ne fonctionne qu'avec le passe Navigo. Une intuition m'a fait attendre quelques instants, mais vraiment pas longtemps. En moins de trente secondes, j'ai vu deux personnes tenter de trouver où enfourner leur billet, avec l'air déboussolé d'une poule ayant trouvé un couteau. Quand j'ai voulu passer, l'un de ces maudits porteurs de billet m'a coupé la route pour foncer sur cette barrière et s'est retrouvé Grosjean comme devant. "Barre toi de mon air avec ton morceau de carton", l'ai-je fusillé du regard. Je précise que c'est la seule barrière de ce type sur la vingtaine alignées à Nation. Mais qu'est-ce qu'elle est belle ! Que voulez-vous, on n'attire pas les mouches avec du vinaigre.

Je pense que ce nouvel épisode dans la saga Navigo est le prélude à quelque chose qui, je le sens, va être jubilatoire. Reprenez le fil de ce billet et imaginez... la disparition graduelle des barrières à billet. Eh oui, chers fans de billets, on n'arrête effectivement pas le progrès à la RATP, vous allez bientôt souffrir à votre tour. Car contrairement au petit carré orange, le fait que vous ne puissiez pas utiliser les jolies barrières mauve-et-vert va vite rentrer dans votre cervelle de chenille. Et imaginez ce jour, dont je vous garantis la venue, où il ne restera plus qu'un seul portillon acceptant les billets.

Ce jour là, mes amis, vous verrez des files d'attente devant ce portillon plus cauchemardesques que celles des caisses "moins de dix articles" à Carrefour.

P.S. : je tiens à contredire les mauvaises langues qui prétendent que les grands-mères parisiennes ont le cerveau ramolli. En dessous de 42°C, elles ont toutes très bien compris qu'en mettant le passe au fond de leur sac à main, il leur suffit d'en donner de grands coups sur le truc violet pour passer le portillon.