Maléfice et humanité

Maître Eolas vient de publier la retranscription circulaire n°173-42 de la préfecture de police du 13 juillet 1942 qui détaille les instructions officielles données à la police, par la voie hiérarchique, pour la réalisation de la rafle dite Rafle du Vel’d’hiv (ele concernait Drancy également). C'est le crime administratif, en action :

On a coutume de dire que le crime contre l’humanité qu’a constitué l’extermination des juifs en Europe au cours de la Seconde guerre mondiale est unique en ce qu’il est un crime administratif. Ce n’est pas l’oeuvre d’un fou, car un fou seul n’aurait pas pu tuer autant en aussi peu de temps. C’est un crime commis à l’aide de la machine administrative, froide, efficace, organisée et insensible.

Sur ce sujet, et avec exemples bien plus récents (dont Abu Ghraib), je vous recommande de prendre 24 mn de votre temps pour regarder l'intégralité de la présentation de Philip Zimbardo : Comment des gens ordinaires deviennent des monstres... ou des héros que je reprends ici :

La thèse de Philip Zimbardo est qu'on ne peut pas réduire le problème à l'analyse psychologique d'individus. Le contexte, la culture et surtout le pouvoir dans lesquels ils évoluent sont des paramètres fondamentaux.

A une toute autre échelle, dans mon petit domaine où rien ne sort d'internet, ces deux documents me font m'interroger sur ce que nous faisons, nous qui construisons le web, pour éviter de participer, directement ou indirectement, à ce genre de maléfice.

A l'époque où 400 millions de personnes alimentent sans trop réfléchir l'une des plus grosses base de données à caractère personnel sur un site de cul rencontre aux méthodes douteuses, je me demande comment, et pourquoi, nous avons si vite oublié les prémisses qui ont donné naissance à la Commission Nationale de l'Informatique et des Libertés (un organisme dont l'utilité sur le papier est inversement proportionnelle à son pouvoir sur le terrain, de par la volonté du politique).

Alors qu'on nous vend la géolocalisation comme un jeu, je ne peux m'empêcher de me demander quelle construction intellectuelle Eric Schmidt, le patron de Google, peut bien avoir dans la tête lorsqu'il dit « S'il y a quelque chose que vous faites et que personne ne doit savoir, peut-être qu'il faudrait commencer par ne pas le faire ». Dites « volez-moi s'il vous plaît » avec le sourire (une belle illustration du pouvoir et de la versatilité du réseau sur les informations personnelles que vous y envoyez).

Combien de lois comme HADOPI, LOPSSI et consorts devrons nous avaler comme autant de couleuvres pour qu'il devienne évident à tous qu'on nous fait prendre des vessies pour des lanternes ? Même si parfois les méthodes deviennent trop grossières pour passer inaperçues. A quand le fait divers sordide, le scandale ou la catastrophe qui montreront au commun des mortels que la poursuite du profit pour les uns et le pouvoir de contrôle pour les autres n'ont pas un but humanitaire ? La technologie n'est pas mauvaise en soi, mais j'ai bien peur qu'il nous faille toujours un Titanic et un iceberg pour arriver à en comprendre — et surtout admettre — toutes ses limites.

A quand la prise de conscience collective que nous avons besoin, 30 ans après la loi Informatique et Libertés, de revoir totalement notre approche de la protection des données personnelles et des libertés individuelles dans cette société de l'information ?