L'eau et l'huile

Après la surprenante mise en question de la coutume par un fils de chef de Lifou, voici un nouvel article dans les Nouvelles qui illustre le fossé culturel entre les cultures kanak et européenne : le droit coutumier coincé entre deux mondes.

J'ai coutume (pouf pouf) de dire que les deux cultures sont comme l'eau et l'huile. On peut éventuellement (et avec des efforts continus) faire prendre une mayonnaise, mais elles restent non miscibles.

La société kanak est une société féodale. Je veux traduire le passage suivant pour mes amis métropolitains, parce qu'il est un poil trop politiquement correct :

Du côté des kanak, la place de la personne dans la société est fondamentale et lui donne des droits et des devoirs et, donc, un statut particulier devant la justice coutumière.

Traduction : le clan écrase l'individu, sauf si c'est le chef ou son fils. Dans la vraie vie, ça donne des comportements assez étonnants, comme le fait qu'un kanak n'ira pas tenter de marquer un but si c'est le fils du chef qui est gardien de buts (anecdote véridique).

La coutume ne reconnaît pas le divorce, ni le viol. Pas plus que l'économie, la propriété privée, l'égalité entre citoyens et bien d'autres choses qui, pour nous européens par nationalité ou par culture, considérons comme "normales" voire tout simplement fondamentales. La coutume est de tradition purement orale, aux antipodes de la culture écrite de la justice française. La devise « les paroles s'envolent, les écrits restent » illustre parfaitement l'antinomie des points de vue.

Je ne vois pas comment la coutume, en l'état, pourra survivre au contact du droit commun et de l'économie. Trop de choses les séparent, comme le droit des femmes (ou plutôt sa quasi absence dans la coutume) qui est sans doute la différence à la fois la plus criante et peut être la porte de sortie vers ce fameux destin commun qui, onze ans après l'accord de Nouméa, reste une coquille vide. Je pense, comme beaucoup d'autres, que les femmes kanak seront les principales artisanes du changement. Les cadres kanak aussi. On cite souvent l'exemple des rares médecins kanak qui ont refusé de revenir pour éviter de se retrouver à soigner toute la tribu gratuitement toute la journée. Combien faudra-t-il d'exils volontaires de kanak qui cherchent à s'affranchir de la féodalité pour qu'il y ait cette prise de conscience ?

Mais je ne suis pas non plus dupe du problème que pose l'inflexibilité de l'autre côté de la barrière. Si l'universaliste que je suis ne voit aucun avenir à une société féodale qui trouve normal de violer et soumettre les femmes, je ne peux pas prétendre que le modèle sociétal européen est à la fois le meilleur et qu'il est applicable tel quel en Nouvelle-Calédonie. Si le Territoire reste relativement épargné par la crise, il faudrait être sacrément aveugle ou de mauvaise foi pour prétendre que nous avons un modèle absolu et durable, ne serait-ce que sur les plans économiques ou écologiques.

Je n'ai aucune solution miracle à proposer. Et quand bien même, je n'ai pas le droit de vote. Je paye mes impôts et participe à la construction de ce pays, mais politiquement on se fiche totalement de mon avis, ce qui ajoute au poids de cette épée de Damoclès que je sens au dessus de ma tête, moi le zoreille étranger dans mon pays d'adoption. Je cherche juste, en tant qu'observateur un tant soit peu concerné, à exprimer mon malaise sur un point fondamental de l'avenir de ce pays : le fameux destin commun, aboutissement concret de l'accord de Nouméa, est à ce jour un concept politique parfaitement creux. Il ne prendra corps que si toutes les composantes de la société calédonienne veulent bien admettre qu'elles ont du chemin à faire les unes vers les autres. Et je ne vous parle pas du chemin, encore plus immense, qu'a la société calédonienne à faire pour s'ouvrir au monde !

Et ce ne sont pas les opportunistes de tous bords — indépendantistes pour qui l'indépendance est un métier et non un but, ou loyalistes pour qui le pays est un juteux territoire économique à exploiter — qui feront ce chemin. Pour eux, l'actuel status quo est bel et bien ce qu'ils veulent conserver, le plus longtemps possible.