Michel Rocard offre son regard sur l'accord de Matignon

J'ai eu la chance d'assister ce soir à la conférence que vient de donner Michel Rocard à Nouméa, vingt ans après ce qu'on appelle « les accords de Matignon », alors qu'il s'agit comme il l'a rappelé d'un accord au singulier. Il y avait plus de mille personnes, pour ce qui devait à l'origine être une discussion avec une cinquantaine de notables du cru. Il me serait extrêmement difficile de résumer ce qui a été, en substance, le récit par l'ancien premier ministre des événements et de la situation de l'époque, et leur résolution, tels qu'ils les a vécu. Nous avons eu droit à un certain nombre d'inédits, semble-t-il, et j'espère que cette histoire sera fidèlement retranscrite et publiée sur le web (il a été filmé).

J'en ai retenu quelques points importants, qui confirment mon ressenti de la situation politique ici. Tout d'abord que la paix que ces accords ont apporté est fragile et que la Nouvelle-Calédonie peut rebasculer dans la guerre civile à tout moment si l'on ne traite pas systématiquement les manifestations de violence et de rupture du dialogue qui ont lieu régulièrement (il y a par exemple eu un épisode où des militants du FNLKS ont déployé deux banderoles dans le fond de la salle avec sur l'une d'entre elles des menaces de guerre à peine voilées). Il a répété à plusieurs reprises que, contrairement à ce que la majorité de la population européenne croit car elle n'a jamais connu que la paix, la paix est plus difficile que la guerre. La guerre est une issue facile dans laquelle on est toujours du bon côté, il suffit de choisir son camp. La paix, qui ne se confond pas avec la victoire source de frustrations et de haine, oblige chacun à reconnaître et respecter l'autre. L'un des slogans de la conférence était d'ailleurs « chacun a choisi de convaincre plutôt que vaincre ».
Ensuite, et c'est un point qui n'a pas manqué de hérisser les extrémistes de tout bord ici, c'est que le concept d'indépendance tel qu'il était dans la tête des uns et des autres il y a vingt ans n'a plus beaucoup de sens aujourd'hui, où la France elle-même comme le reste de l'Europe a choisi de céder des piliers fondamentaux de son indépendance (la monnaie, la défense) pour gagner en puissance dans la communauté des nations. Il a bien rappelé qu'il est illusoire de croire que la Nouvelle-Calédonie pourra jamais se targuer d'être indépendante selon des critères d'indépendance anciens et désormais inaccessibles que sont la monnaie et la défense. Mais dans son esprit, la construction de la Nouvelle-Calédonie en tant que pays dans la lignée des accords n'est pas remise en question. On reconnaît là M. Rocard dans l'importance qu'il donne aux mots, il a à mon avis parfaitement raison de jeter ce pavé dans la mare, alors que toute la politique ici est complètement suspendue à cette seule question d'indépendance, mot derrière lequel beaucoup n'imaginent que l'autonomie politique.
Enfin il a remis le développement futur de la Calédonie en perspective par rapport à ses valeurs, l'homme vs. la finance inhumaine, la réalité d'un développement économique fort (+5% par an depuis dix ans) et les tentations des uns d'accélérer ce développement digne d'un eldorado et des autres au contraire de le figer parce que tout va bien pour eux. Et ça, par rapport au néant intellectuel de la pensée politique que je perçois ici, ça rafraîchit sérieusement.

C'était aussi un moment intéressant pour moi parce que M. Rocard fait partie de ces très rares animaux politiques français qui ne s'embarrasse pas de langue de bois et n'a rien à prouver. Qui par exemple, parmi nos politiciens de ce rang, est capable de dire devant mille personne d'un pays assez largement confit dans la religion qu'il n'est plus sûr de croire en Dieu ? Qui parmi eux sont capables d'admettre publiquement sans hésitation qu'ils se sont trompés en donnant des chiffres erronés (il fait référence au PIB calédonien par habitant de 2500$ cité dans les Nouvelles Calédonniennes alors qu'il était en réalité de 22 600€ en 2006) ? Ou encore pour ces quelques piques croustillantes envoyées ici ou là, un bon coup pour la presse qui fait mal son boulot et pourrit le débat politique (la paix c'est chiant et ça ne fait pas vendre du papier, il faut donc jeter de l'huile sur le feu en permanence), une petite piqûre de rappel pour les CDB qui croyaient que les socialistes étaient l'avant-poste soviétique à Paris, ou encore sa capacité à placer un bon coup de pique à ses camarades socialistes en vue, qui sur sa pseudo désaffection envers la sociale démocratie, qui pour sa relative jeunesse en la matière (il y en a deux qui se reconnaîtront).

P.S. Les Nouvelles Calédonniennes viennent de publier une retranscription résumée du récit de Michel Rocard, avec (c'est normal) quelques oublis et approximations. Par exemple, sur le chapitre « La DST contre la police », M. Rocard parlait bien évidemment de la police judiciaire, en rappelant que dans un pays de séparation des pouvoirs, il n'avait pas le contrôle sur les juges dont certains auraient bien aimé poser quelques questions à quelques uns de ses invités.