Tant qu'on a la santé

« Tant qu'on a la santé », « Bonne année et surtout bonne santé », « Prends soin de toi », j'en passe et des plus bateaux, nous nous échangeons à longueur de temps ces voeux qui ressemblent à des lieux communs. Ce n'est que lorsque les hasards, les turbulences, les choses et autres accidents de la vie vous font vraiment tâter le caractère éminemment ténu et fragile de cette chose mystérieuse et éphémère qu'est la santé, qu'on est à même d'apprécier le sens de ces petites marques d'attention.

Le corps est une machine formidable, qui forme un duo inséparable avec le cerveau, duo capable de choses inattendues et contre-intuitives lorsqu'il s'agit de résister aux agressions extérieures et de nous permettre de continuer à fonctionner malgré tout. Enfin, jusqu'à un certain point. Le stress, par exemple, fonctionne exactement comme les calories. Accumulez les calories sans les brûler par un exercice physique approprié et vous prendrez du poids. Accumulez le stress sans l'évacuer, parfois sournoisement pendant des années, et votre cerveau « évolué » livrera une bataille sans merci à votre cerveau « primitif » pour continuer à permettre à votre corps de fonctionner, en toute circonstances tant que vous n'avez pas franchi la limite de l'épuisement physique complet. Par exemple vous permettre de tenir, déguisé en pingouin, pendant des heures dans le RER et de réunion en réunion sous des néons dans d'inhumains bureaux sans fenêtres au fin fond d'une riante banlieue entre une université désamiantée et une chaufferie récemment explosée là-bas derrière les tours de la « ville du dos »(*). Tout ça alors que vous êtes un bon candidat à une hospitalisation en urgence pour épuisement physique, somatisations sévères et probable intoxication médicamenteuse aux traitements de cheval que la médecine moderne s'échine à produire pour notre plus grand bien (jamais je n'avais lu avec autant d'attention ces listes, parfois longues comme le bras, d'effet secondaires). Mais tout a un prix, rien ne se perd, rien ne se crée, un jour ou l'autre le corps dira stop, d'autant plus violemment qu'on aura ignoré ses signaux d'alarme.

Belle machine que le corps humain. Je crois que j'ai testé, inconsciemment (je pèse le mot et ses diverses nuances) et comme jamais auparavant, les limites, les forces et les faiblesses de la mienne. De la cocotte-minute qui servait de vase d'expansion à mon stress ne doivent rester aucun joint, aucune soupape, indemnes du tsunami physique et moral que je viens de traverser. De la carcasse dont j'ai tardivement commencé à prendre soin j'ai aussi entendu les signes de fatigue, il n'est jamais agréable de se réveiller le matin en ayant l'impression d'avoir à la fois le double de son âge et de son poids. De la médecine moderne et son arsenal thérapeutique et chimique, j'ai aussi tâté un peu plus que je ne l'aurais souhaité les contours paradoxaux entre humanité et froideur mécanique et/ou comptable, entre savoir et empirisme, entre bénéfices et risques. Pour la première fois depuis vingt ans, j'ai confié mes vertèbres aux mains étrangères d'un ostéophate, et le scientifique que je suis a été émerveillé par l'étendue de notre « méconnaissance éclairée » du fonctionnement du corps humain et du champ des possibles en la matière. Blague à part, la métamorphose du discours de Jean-Marc Sylvestre avant et après son accident cardiovasculaire m'avait fait sourire en son temps. Il y a dans notre système de santé l'une des batailles les plus vitales et les plus âpres qu'il nous faudra mener en tant que société, contre la vision toujours réductrice et clientéliste des politiques et des acteurs intéressés qui les influencent. S'il y a un domaine qui doit faire « exception culturelle » et ne jamais être nivelé par le bas, c'est bien notre système de santé publique.

A mes proches à qui j'ai fait peur ces derniers temps (pas tant qu'à moi-même j'espère) je veux dire que tout est en train de rentrer dans l'ordre et qu'il n'y a pas matière à s'inquiéter. A ceux qui ont pu noter mon silence et mon absence ces derniers temps, je veux dire qu'il me faudra encore quelque temps pour sortir de ma coquille, le temps de la convalescence, le temps de panser quelques plaies et de trouver certaines voies.

La leçon est apprise : le principal, c'est la santé. Prenez soin de vous.

(*) La ville du dos est le nom que je donne à la Défense, parce que lorsque vous avez la malchance d'y travailler et d'être vomi le matin puis avalé le soir par les escalators du RER, vous n'y voyez jamais que des dos. Ceci dit, toute ressemblance avec des lieux et des personnages réels serait le pur fruit du hasard et/ou des délires de mon cerveau actuellement malade ;-).