Soupçons sur le vote électronique

Le vote électronique fait la Une du Monde avec un titre évoquateur : soupçons sur le vote électronique. Il est accompagné d'un autre article sur la volte-face aux Etats-Unis.

Les lecteurs réguliers de ce blog n'apprendront rien de nouveau, mais l'intérêt de cet article ne réside pas seulement dans le fait qu'il fait la Une d'un grand quotidien, et ne fait pas l'impasse sur les problématiques de sécurité et de fraude inhérentes aux ordinateurs de vote, il est aussi intéressant car il expose la réthorique de Nedap-France Election par la voix de son directeur, M. Hervé Palisson. Décryptage d'un discours commercial.

"Les machines à voter sont accessibles aux malvoyants, permettent un dépouillement immédiat, sans gâchis de papier, sans besoin de table de dépouillement, de scrutateurs, etc., plaide pour sa part Hervé Palisson, directeur de France-Election, importateur en France des machines à voter néerlandaises Nedap. Il faut savoir que, faute de volontaires, ce sont des employés municipaux payés en heures supplémentaires qui procèdent au dépouillement dans certaines communes."

Tout scrutin est depuis longtemps accessible aux malvoyants. Quid des problèmes d'ergonomie introduits par l'utilisation d'une machine et qui vont perturber de nouvelles catégories de personnes, pas nécessairement handicapées d'ailleurs ? (Il y a matière à écrire, j'y reviendrai.) L'argument de l'immédiateté du dépouillement est cosmétique, puisqu'en France on connaît les résultats bien souvent à 20h00 (ou plus tôt si l'on a les bons accès aux RG !). L'argument du gâchis de papier (ou comment surfer opportunément sur la tendance écolo) ne tient pas, sachant que la plus grande partie du papier « gâché » dans une élection vient des affiches et des programmes des candidats qui sont distribués avant le vote. Enfin, on appréciera qu'une société commerciale argue d'une économie consistant à lui acheter des machines et un support technique plutôt que de payer quelques heures supplémentaires au personnel municipal une paire de fois tous les cinq ou six ans. Sur le manque de volontaires au dépouillement, il s'agit là d'un vrai choix que chacun doit faire en conscience : quelle valeur donnez-vous à votre scrutin ? Préférez-vous donner un peu de temps* et surveiller de vos propres yeux le déroulement d'un scrutin, ou bien préférez-vous la solution de facilité qu'on vous propose sachant qu'elle s'accompagne de l'abandon pur et simple de toute possibilité de contrôle de votre part ? Je partage entièrement l'avis de Roberto Di Cosmo :

Cette dématérialisation du suffrage est pour certains un risque intolérable. "Le système de vote actuel a été conçu pour que quiconque, même le plus ignorant, puisse se forger l'intime conviction que le vote s'est déroulé honnêtement, dit Roberto Di Cosmo, chercheur au laboratoire Preuves, programmes et systèmes (CNRS, université Paris-VII). Lorsque le vote se fait par voie électronique, est-il possible de se forger, seul, la même conviction ? La réponse est non : il faut recourir à l'expert, à l'argument d'autorité."

L'argument d'autorité et de l'expertise nous est également régulièrement servi pour faire primer l'opacité sur la transparence :

"Le règlement technique du ministère admet que le programme utilisé dans les machines à voter soit secret, c'est-à-dire que le code-source ne soit pas rendu public, dit ainsi Chantal Enguehard, maître de conférence en informatique à l'université de Nantes. Il est donc impossible aux simples citoyens de l'examiner : la protection du secret industriel a été jugée plus importante que la transparence de la procédure de vote." Par la voix de son directeur, France-Election fait cependant savoir que le code-source n'est pas rendu public pour des raisons de sécurité, mais qu'il a pu être ausculté par des organismes de contrôle comme le Bureau Veritas.

Tout d'abord, on sait depuis très longtemps en informatique que la sécurité par l'obscurité est un leurre. En l'occurrence, il n'aura pas fallu un mois pour des personnes ne connaissant rien au fonctionnement des machines Nedap pour les pirater (la preuve en images). D'autre part, si les contrôles d'un bureau de vérification comme Veritas (ici effectués une fois dans le cadre d'une procédure d'homologation par rapport au seul cahier des charges du ministère de l'intérieur, et mandaté par ce dernier) étaient toujours des garanties infaillibles de sécurité, ça se saurait (rappelez-vous de l'effondrement de la tribune du stade de Furiani, ou l'accident du téléphérique pic de Bure). Je n'ai, en tant que citoyen, aucune confiance ni dans la procédure d'un ministère qui a commis de graves erreurs d'appréciation de la technologie dans son cahier des charges, ni dans les capacités d'un bureau de contrôle comme Veritas. Et quand bien même, Veritas n'a pas validé la fiabilité des machines, mais leur conformité à un mauvais cahier des charges. A contrario, je n'ai pas besoin d'un bureau de contrôle pour vérifier le fonctionnement d'un isoloir, d'un bulletin papier, d'une enveloppe et d'une urne en plexiglas !

Sur le fait qu'on puisse reprogrammer une machine pour truquer les résultats, M. Pelisson répond : « Ce qu'ils ont fait, c'est simplement de vérifier que la machine fait bien ce qu'on lui demande. » Bonne réponse, puisqu'il s'agit d'un ordinateur et qu'il exécute ce qu'on lui demande, même s'il s'agit d'une fraude sur mesure.

Sur le défaut qu'ont certaines machines qu'on peut espionner à distance par les fréquences radio qu'elles émettent, M. Pelisson dit que « l'expérience a été faite sur un ancien modèle qui n'est plus en service et, de toute façon, il serait possible de mettre en oeuvre le même type de surveillance avec le vote classique, au moyen de caméras installées dans les isoloirs ». Dire qu'on peut aussi frauder ou espionner avec le vote papier est un argument réthorique récurrent chez les vendeurs de machines à voter, mais n'excuse en rien le fait que leur technologie n'est pas meilleure (quand elle n'est pas pire) sur ce point. D'autre part, il est beaucoup plus difficile de placer une caméra dans un isoloir que d'écouter discrètement des ondes radios qui se propagent dans la rue, hors des murs du bureau de vote. Les machines Nedap utilisées en France ne seraient pas concernées, mais ce ne sont pas les seules, et certaines autres ont été carrément interdites à cause de ce problème.

L'article se termine sur une autre dimension du problème, la simple fiabilité technique de l'électronique, et les limites de la capacité des experts à bien comprendre quand ça ne fonctionne pas comme prévu.

Un exemple fameux est l'incident de Schaerbeek (Belgique), le 18 mai 2003. Le décompte des voix exprimées avait excédé de plus de 4 000 le nombre d'inscrits dans la circonscription. Incapable d'en élucider la cause, le collège d'experts mandaté par les autorités fédérales belges a conclu que "l'erreur (avait) très probablement été occasionnée par une inversion spontanée et aléatoire d'une position binaire". C'est-à-dire, en somme, qu'un bit informatique de l'ordinateur de vote a pris "spontanément" la valeur 1 au lieu de la valeur 0. "Ce phénomène, ajoutaient les experts, est abondamment décrit dans la littérature spécialisée." Il ne l'est pas dans le code électoral.

Jusqu'à preuve du contraire, un bulletin papier et une urne en plexiglas, ça fonctionne plutôt pas mal, même sans électricité.

Pour finir, je voudrais réparer un oubli fort regrettable du Monde, qui a « oublié » de citer le groupement citoyen sans lequel ils n'auraient pas pu écrire cet article : ordinateurs de vote. [Ah si, ils ont ajouté un encadré sur la pétition après la publication de l'article.] Signez la pétition :

Pétition pour le maintien du vote papier
Actuellement signatures !

(*) Pour désamorcer cet argument, n'attendez pas qu'on vous demande, par hasard au bureau de vote, si vous voulez participer au dépouillement. Portez-vous volontaire. Si vous ne l'avez jamais fait, tentez l'expérience, ça vaut vraiment le coup d'être vécu !