1er décembre, journée mondiale contre le sida

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Je me souviens de ma première angoisse vis-à-vis du sida, c'était juste après ma première virée dans le gai Paris, aux Mots à la Bouche, au Gai Moulin. J'avais eu une angine carabinée, blanche, fièvre à 40°C, épuisement physique complet. Diagnostic : virus d'Epstein-Bahr, mononucléose. J'avais une peur presque irrationnelle, j'avais pu prendre un risque une fois, involontairement. J'avais demandé sur un service Minitel (je parle d'une époque que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître) si le virus du sida pouvait fausser le test d'Esptein-Bahr et l'un des médecins du forum avait répondu laconiquement "Ah! L'Esptein-Bahr...". Quel con ! J'étais bien avancé. On disait que ça commençait comme ça, une maladie soudaine, violente. L'irrationnel se nourrit de l'ignorance et engendre la peur.

Je me souviens de mon premier test VIH, au CHU de Nancy, service des maladies tropicales et infectieuses. J'ai reculé ce moment, toujours angoissé, conjurant ma fuite par ma phobie des seringues et des piqûres jusqu'au point où le ridicule aurait pu me tuer. J'ai appelé, au bout d'une semaine, pour savoir si les résultats étaient arrivés. Mon interlocutrice avait répondu : "On ne les a pas encore, dans certains cas on fait un second test". Quelle conne ! Ca veut dire quoi certains cas ? On a fait des progrès depuis, en psychologie de base. Deux semaines à me ronger les sangs jusqu'au rendez-vous avec un médecin. Négatif, soulagement.

Je me souviens des premières connaissances, des premiers amis touchés par le virus. Les traitements lourds, des pilules énormes à prendre toutes les quatre heures, sans faute, avec des effets secondaires terribles, des changements de comportement (et pas seulement du leur). Aussi lourd soit-il, ce traitement était le début d'un espoir, même si l'espoir restait de courte durée et le verdict aussi noir. Maladie mortelle, incurable. Apprendre la séropositivité d'un ami, c'était comme recevoir son certificat de décès de sa propre bouche. Je me souviens de cette lettre de Jean-Philippe, qui m'apprenait la "nouvelle", après Franck. J'étais effondré, aussi parce que je ne comprenais pas comment lui, ingénieur, chef d'entreprise avec une intelligence et une curiosité hors du commun pouvait s'être fait "plomber" comme ça, sans savoir qu'il prenait un risque.

Je me souviens de mes deuxièmes et troisièmes tests, avec Philippe. On a fait ça dans les règles de l'art, au début, puis trois mois après. C'était tout de même plus facile à deux, il y avait quand même une part d'inconnu. Séronégatifs tous les deux, plus besoin de latex entre nous.

Je me souviens que l'irrationnel touchait tout le monde, jusqu'aux politiques. Il n'y avait pas de campagnes d'information, il fallait le vouloir pour s'informer. La capote est restée interdite de publicité pendant ce qui a paru être une éternité, une éternité criminelle (juste avant de se suicider, Pierre Bérégovoy annulait une campagne en direction des jeunes qui préconisait l'usage de la capote, j'aurais aimé garder une autre image de lui, celle du courage politique par exemple). La morale, enfin surtout celle qui concerne les autres, bloquait tout. On pouvait encore porter son homophobie en bandoulière à l'époque, ça ravivait même celle de certains extrémistes qui auraient bien fait passer leurs sidatoriums pour des villages de vacances. L'église catholique, jamais à l'aise avec la rationalité, campait sur ses positions moyenâgeuses (qu'elle n'a jamais renié, d'ailleurs).

Je me souviens de mon premier contact avec Act-Up Paris. D'abord avec Philippe L. à la suite d'un bon quiproquo sur un laboratoire pharmaceutique dont le patron considérait que le sida, c'était moins lucratif, donc moins intéressant que la grippe (j'étais scandalisé et lui m'incendiait par Minitel interposé en croyant le contraire). Puis avec Clews V., le garçon hyper timide. Méfiez-vous de l'eau qui dort. Je me souviens de Clews, président charismatique d'Act-Up Paris, séparant le monde entre les "quetsches" et les autres, et on n'avait pas intérêt à faire partie des quetsches, fût-on ministre de la République ! C'est lui qui m'a fait comprendre qu'on pouvait vraiment ne pas avoir le temps. Il a été un symbole de l'action et du combat contre la maladie et ses causes, surtout l'inaction politique. Et un martyre, qui voulait qu'on jette son cadavre sur le perron de l'Elysée. Je me souviens de sa mort, en novembre 1994, de son cercueil porté par ses amis à travers tout le XIè arrondissement et de son incinération au Père Lachaise. Et du soulagement de ses proches de le savoir libéré du calvaire de la maladie. Je me souviens de l'expression de Philippe L., quelques années plus tard, lorsqu'au cours d'une discussion un peu vive à propos des membres du bureau du CGL j'avais dit que personne n'était indispensable. En une seconde, j'avais perdu une autre certitude. Je ne sais pas si on reconnaîtra un jour le travail des militants d'Act-Up à sa juste valeur. Moi, je reconnais avoir partagé leur hargne, même si c'était pour mener d'autres combats.

Je me souviens de Marc M., belge flamand adorable, toujours jovial, recevant plus d'amis que ne pouvait en contenir son minuscule studio à Pigalle. Et de ses bons mots, comme des mots d'enfant à cause de sa maîtrise disons, approximative, du français. Il voulait aller "faire de l'intégrisme à la plage", en parlant de bronzage intégral. Je me souviens, malheureusement, de Marc agonisant à l'hôpital, émacié, ne pesant plus que quelques dizaines de kilos. Je ne sais pas s'il nous a reconnus, je crois qu'il était content de voir du monde. Il ne pouvait plus parler, on pouvait à peine le toucher car tout contact lui faisait mal malgré la morphine. Il y a des images que j'aimerais oublier. Mais une autre certitude s'envole, la mémoire n'arrondit pas tous les angles.

Aujourd'hui, en rassemblant ces souvenirs, je mesure le chemin parcouru. On parle moins du sida, voire plus du tout (quand avez-vous vu une campagne nationale pour la dernière fois ?). Les traitements sont devenus plus efficaces, moins lourds, au point de permettre l'espoir qu'on a retiré ses caractères handicapant et fatal à une maladie qui n'en reste pas moins incurable. Un espoir cependant fort peu partagé puisqu'on en meurt toujours. Mais tant que ce n'est pas chez nous, enfin pas trop, on s'en moque (il est devenu plus difficile d'être homophobe, mais on a le droit d'ignorer les pauvres, surtout quand il y va de la richesse de l'industrie pharmaceutique). Je ne sais plus trop quoi penser, si ce n'est que dans notre beau pays toujours si fier de son système de santé, des gens (en très grande majorité des hétérosexuels), des jeunes se font encore contaminer tous les jours parce qu'ils n'ont pas conscience des risques qu'ils prennent, et qu'on n'a pas fait beaucoup d'efforts pour les mettre en garde. Que penser aussi d'un monde qui laisse une maladie, découverte il y a plus de vingt ans, se développer en épidémie galopante dans les pays du tiers-monde ?

Et vous, pensez-vous au sida entre deux 1er décembre ?

Quelques liens, partiels et partiaux: