Parcours du combattant

Dans un épisode précédent de citoyen de seconde zone, je vous confiais qu'en 1993, j'avais transformé ma rage en énergie.

L'été 1993, mon homme et moi sommes revenus à Paris après une parenthèse de deux ans à Nice. Un ville que nous avons positivement détesté et dont le pouvoir de nuisance serait venu à bout de notre couple si nous y étions restés plus longtemps. Une ville dans laquelle il ne fait pas bon être un "pas d'ici" et encore moins, voyez-vous, un "pédé".

Peu après notre retour dans la Capitale gaie (pour ça aussi, Paris n'est pas la France), nous avons vu passer une annonce pour une réunion d'une toute jeune association qui cherchait des volontaires. SOS Homophobie, hébergée au Centre Gai et Lesbien, se proposait de prendre le flambeau de la lutte contre l'homophobie sous deux angles : l'aide aux victimes via une ligne d'écoute, et l'action militante. Nous avons tout de suite été séduits, et nous nous sommes investis comme volontaires puis comme membres du bureau (Philippe en a été le secrétaire, moi le vice-président). Ce qui me motivait particulièrement, c'était cette complémentarité entre l'écoute (anonyme, par téléphone) qui rend un véritable service aux victimes et offre un observatoire très important de l'homophobie, et l'action militante, nécessairement politique (au sens noble du terme). Cette dualité n'allait pas de soi et il a fallu déployer une énergie phénoménale pour faire grandir cette association sans qu'elle ne soit sans cesse prise de schizophrénie. Mais ma rage était combative, et je l'ai apportée à cette oeuvre commune pour faire avancer les choses, concrètement.

Petit retour en arrière d'une décennie. A l'époque, le mot homophobie était relativement invisible, totalement absent des textes de loi (il l'est toujours), sa définition même était source de débats sans fin (je vous passe les détails, jusqu'à l'illettrisme de certaines lesbiennes radicales pour qui homo était fortement soupçonné de vouloir dire homme plutôt que même). Pour mon éducation, j'ai dévoré La peur de l'autre en soi, du sexisme à l'homophobie de Daniel Welzer-Lang, Pierre Dutey et Michel Dorais (ed. vlb éditeur). Concrètement pour moi, l'homophobie c'était l'attitude de mes parents après ma sortie du placard et la difficulté de construire quelque chose à deux, sachant qu'aux yeux de la loi, Philippe et moi étions toujours considérés comme des étrangers l'un pour l'autre. A l'époque également, douze ans après la découverte du SIDA, l'épidémie faisait des ravages et, outre le drame de la mort, exacerbait l'homophobie de certains et ses conséquences sur les victimes. L'exemple qui, je crois, a frappé la conscience des politiques, c'est celui des survivants qui, après des années de vie commune, se voyaient jeter de chez eux et dépossédés de tout parce que le bail était au nom du (de la) défunt(e) et que sa famille homophobe, immédiatement et en toute légalité, pouvait s'emparer de tout, des biens matériels jusqu'au corps mort de l'être aimé et éliminer (je pèse le mot) celui ou celle qu'elle n'avait jamais accepté. Un couple hétéro vivant en concubinage pouvait bénéficier du transfert du bail, et la jurisprudence établissait déjà une protection matérielle (limitée mais réelle et pouvant porter jusqu'au patrimoine en héritage) pour le survivant. Pour les couple homos, rien n'existait ou, pire, la loi et la justice leur refusaient la moindre reconnaissance et établissaient ainsi une inégalité flagrante. Imaginez, après dix ans de vie commune, qu'on vous refuse de voir votre ami(e) malade à l'hôpital (car seuls les "proches" le peuvent et, comprenez-vous, vous n'en faites pas "légalement" partie), que le jour de sa mort ou vous confisque son corps, on vous refuse totalement de participer aux obsèques, on change la serrure de votre appartement dans lequel vous ne pouvez même pas reprendre vos propres effets personnels, on vide le compte en banque et on vous oublie, vous n'existez plus, dix ans effacés en moins de 24 heures !

C'est donc il y a dix ans que nous avons commencé à militer pour l'égalité des droits. Au mieux nous n'avions droit à rien, au pire nous étions victimes de discrimination légale au seul motif de notre préférence sexuelle. Loin de la rhétorique chère aux politiciens professionnels ou du dimanche, nous visions une axe simple : la reconnaissance légale du couple homosexuel, considérée comme une étape majeure vers l'égalité des droits et la lutte contre l'homophobie. Nous avons décidé d'attaquer des symboles et des politiques. Nous avons réclamé des certificats de concubinage. Pas découragés par le vide juridique (le concubinage, avant la loi sur le PaCS, n'avait aucune valeur légale) nous avons pris de front tous les maires d'arrondissement, par écrit, dans leur mairie (je me rappelle que nous avions "embarrassé" le maire du XIVè en parade devant ses administrés sur la place du marché), ou en justice (nous avons attaqué la Mairie de Paris, en la personne de Jean Tibéri, devant le Tribunal administratif). Nous avons souligné la position hypocrite des maires de gauche, qui disaient nous soutenir d'un côté mais se retranchaient derrière la toute puissance de la mairie centrale pour ne rien faire, jusqu'à ce que ça craque. Un jour, les maires de gauche (PS, MDC) de Paris ont décidé qu'ils délivreraient des certificats de concubinage à tous les couples hétéros ou homos, sans discrimination. Le 28 septembre 1995, Philippe et moi avons obtenu le premier certificat de concubinage jamais délivré à un couple homo à la maire du XIè. Quelques mois après, le 1er mai 1996, nous obtenions une carte couple SNCF. Nous avions placé un coin, et tapions dessus aussi fort que possible pour faire tomber le mur. Nous utilisions ces papiers sans valeur légale mais d'une valeur symbolique certaine pour faire passer notre message à la télé, à la radio, dans les journaux. Alors que les politiques n'en finissaient pas de tergiverser sur leurs projets de CVS, de CUC, de CUS (à quoi a-t-on échappé !), nous étions le poil à gratter militant, les empêcheurs de discriminer en rond. Lorsque les chantres du PS, à qui nous demandions la simple égalité, venaient nous expliquer que le mariage c'était dépassé (et qu'en fait ils étaient contre le mariage tout court !), nous leur disions qu'ils n'avaient qu'à le réformer s'il était si mauvais que ça. La droite, elle, faisait front commun contre nous, peaufinant sans doute son argumentaire dont le paroxysme intellectuel sera le fameux "les pédés au bûcher" des sympathisants de Christine Boutin quelques années plus tard.

En mai 1996, j'ai rejoint le bureau du CGL en tant que trésorier et passé encore de nombreux moments intenses, épuisants mais passionnants au service de la communauté.

La suite est plus connue. Le 9 octobre 1998, la proposition de loi sur le PaCS est rejetée en première lecture en l'absence de la majorité, permettant l'adoption de l'exception d'irrecevabilité déposée par un groupe de l'opposition ! Je cite Patrick Bloche et Jean-Pierre Michel, dans leur rapport d'information sur le PaCS (je souligne) :

L'examen de la nouvelle proposition de loi déposée après ce rejet accidentel donna lieu à un débat houleux qui aura duré près de soixante-dix heures en première lecture à l'Assemblée nationale, entre le 3 novembre et le 9 décembre 1998. Il a ensuite fallu près d'un an pour que la navette parlementaire, marquée par l'opposition frontale du Sénat, arrive à son terme le 13 octobre 1999.

La saisine du Conseil constitutionnel par 213 députés de l'opposition et par 115 sénateurs devait se solder par une décision ne relevant aucune contrariété entre la loi et les principes constitutionnels.

La nouvelle loi offrant un statut légal aux couples qui ne veulent pas ou ne peuvent pas se marier put dès lors être promulguée le 15 novembre 1999. Les décrets et les circulaires nécessaires à l'application du texte furent édictés par le Gouvernement dans le mois qui suivit, permettant ainsi son entrée en vigueur immédiate.

Le 23 décembre 1999, Philippe et moi signions notre PaCS au Tribunal d'instance du XIè, devant un Greffier en chef visiblement mal à l'aise (plutôt, je pense, à cause de la nouveauté et de l'attribution très inhabituelle du traitement d'un acte d'état civil au tribunal, traitement jusqu'ici réservé à la mairie).

Cette année 2003, soit 3 ans après notre PaCS et après 14 ans révolus de vie commune, le fisc nous reconnaissait enfin comme un couple. Cependant, le 26 juin dernier, François Fillon, ministre des Affaires Sociales, estimait que le PaCS est moins intense et moins stable que le mariage.

Encore faudrait-il que tout le monde ait le droit de se marier pour faire des comparaisons valables ! Suis-je le seul à voir l'ironie de l'histoire ? Nous n'attribuerons pas à l'homophobie ce qui peut s'expliquer plus simplement par la bêtise et la malhonnêteté intellectuelle.

De quoi avoir à nouveau la rage, n'est-ce pas ?

Le PaCS n'est qu'une demi mesure à moitié cuite. Je reste toutefois fier d'avoir participé, modestement, à son adoption, même si l'on s'est arrêté en chemin et qu'il reste encore beaucoup de travail à accomplir pour que cessent l'homophobie et l'hétérosexisme.

A suivre !