Un journalisme de re-médiation est-il possible ?

Il y a ce à quoi le journaliste ne sert plus, ce à quoi il sert encore et ce à quoi il pourrait servir, s'interroge Narvic dans un excellent billet prospectif sur un journalisme de re-médiation.

Mais sur le chapitre « A quoi pourrait servir un journaliste ? » de Narvic, j'ai de très sérieux doutes.

  • la vérification a posteriori : l’information diffusée en ligne, dont le journaliste n’est plus à l’origine et sur laquelle il n’a plus de rôle de validation a priori, souffre d’un déficit de vérification (rumeurs, erreurs, mensonges, manipulations, mystifications...). Le journaliste retrouve une légitimité à être le « chien de garde » de l’information en surveillant la véracité de ce qui circule en ligne, selon des critères professionnels, encadrés par une déontologie.
  • Le « service après-vente » de l’information : assurer le suivi auprès du lecteur de l’information une fois publiée, en corrigeant, précisant, expliquant, dans un dialogue direct avec le lecteur qui s’engage après la publication et prend la forme d’une conversation.
  • L’animateur du débat communautaire : le « service après-vente » de l’information s’étend à l’animation du débat en ligne. L’information joue un rôle essentiel de support de la socialisation des individus, elle met en relation les internautes à travers les conversations, ou les débats, qu’elle suscite. Ce débat demande à être animé, modéré, pour sortir de la confusion et de la cacophonie, pour purger le débat de ce qui le tue : propos illégaux, trollage ou prise d’otage de la conversation par effets de groupe... Le journaliste pourrait être légitime à assurer ce rôle de modérateur, mais c’est un nouveau métier, qu’il doit apprendre, et pour lequel il doit conquérir sa légitimité par sa pratique.

Hier soir Michel Rocard a eu des mots extrêmement durs envers les médias, les accusants de deux choses en particulier : de jeter en permanence de l'huile sur le feu parce que c'est un moyen facile de vendre du papier et d'avoir par médiocrité éliminé le débat politique du paysage médiatique français. Si j'ai quelques doutes sur la seule responsabilité des médias sur ce dernier point — notre personnel politique et son légendaire manque de convictions, de courage, son goût pour le mensonge[1] et la langue de bois y a largement sa part — il est un fait que le débat politique digne de ce nom a déserté une bonne partie de la presse et toutes les grandes chaînes de télévision.

Combien de fois a-t-on pu vérifier le contraste entre journalistes anglo-saxons qui ne lâchent pas la grappe à l'interviewé tant qu'il n'a pas répondu à leurs questions et journalistes français qui se font rouler dans la farine sans jamais rebondir ?

Je peux me tromper, mais j'ai le sentiment que le journaliste français n'a pas la culture de ces points (vérification a posteriori, SAV, animateur de débat), et quand bien même, il ne serait pas aidé par un système qui, pour « vendre du papier », est depuis longtemps enfermé dans la production d'un flux tendu de pseudo-information, de « nouvelles » calibrées pour vendre de la publicité (fabriquer du temps de cerveau humain disponible, selon la formule désormais célèbre de Patrice Le Lay) quand ce n'est pas directement des RP ou du publi-reportage.

Enfin, il faut s'interroger sur un dernier élément, mais non des moindres, de cette chaîne : le lecteur/auditeur. Ce dernier est-il réellement en recherche de ce type d'information ? Si la réponse est non, il n'y aura pas de monétisation possible de ce type de journalisme, faute de clients. Or, combien de gens absorbent le « scoop » comme une baleine le plancton et prennent une information au premier degré sans jamais éprouver le besoin de l'approfondir ou la remettre en question plus tard ? La faible efficacité d'un démenti, d'une mise en perspective après coup sont là pour en témoigner et ne me laisse pas très optimiste sur ce point.

Et le succès financier des nouvelles régies publicitaires comme Google, qui relie aujourd'hui annonceurs et « temps de cerveau humain disponible » via des millions de sites tenus par des non-journalistes est le gros éléphant dans la pièce (ou le dernier clou dans le cercueil des médias diront les plus cyniques).

Pour le dire tout cru, les médias français sont dans la merde jusqu'au cou. Quant à l'avenir possible tel que décrit par Narvic je crois qu'il tient à une chose essentielle : l'éducation. On le savait déjà depuis bien longtemps, la capacité à nager confortablement dans la société de l'information dépend essentiellement de la capacité de discernement, qui présuppose de savoir chercher, lire, comprendre, trier, douter, mettre en perspective...

Michel Rocard a dit hier que la seule chose qui explique le retard des pays sous-développés sur les autres est le retard en matière d'éducation des individus. « Un peuple éduqué n'est plus colonisable ». Sur l'avenir de la colonisation du temps de cerveau humain, tout est là. Ironie de cette histoire, les deux plus grandes forces pouvant agir sur l'éducation sont le pouvoir politique et les médias. La grande question, qui n'est pas moins que celle de la démocratie, est donc : est-ce leur intérêt ? Nous allons le savoir en observant ces personnages de premiers plan que sont les journalistes, car ce sont les canaris dans la mine.

Note :
[1] Ce que Michel Rocard définit par « promesses électorales non tenues », en rappelant qu'il en existe un bêtisier volumineux à l'Assemblée nationale sous la forme d'un registre de toutes les professions de foi des candidats.