Le scandale du vote électronique arrive en France

N.B. Ce billet a été écrit le 17 mars 2004 et constitue le premier article d'un dossier de veille sur le vote électronique que je vous invite à consulter, ainsi que d'autres ressources que vous trouverez dans la colonne de droite, si vous voulez approfondir le sujet.

Je découvre avec une déception certaine que la France s’apprête, comme souvent, à commettre les mêmes erreurs que chez nos voisins d’outre-Atlantique avec l’adoption de la machine à voter. Lors des élections régionales et cantonales des 21 et 28 mars prochains, la ville de Brest sera ainsi la première ville de France autorisée à utiliser ce système pour des scrutins officiels. Mode d’emploi.

Les laudateurs ne manquent pourtant pas pour chanter les louanges de ce progrès technologique, dont l’intérêt essentiel pour les communes est la réduction significative du nombre de bureaux de vote et donc de l’aide dont elles ont besoin pour les opérations de vote et de décompte. Je vous laisse lire le communiqué de presse, on retrouve exactement le même partout.

Pourquoi, alors, s’inquiéter ?

Un petit rappel de ce qui semble bien parti pour être baptisé le scandale du vote électronique chez nos amis américains :

  • Les machines à voter ne fournissent aucune trace papier d’un vote. Il est strictement impossible, pour un citoyen, d’avoir l’assurance que son vote a été enregistré exactement tel qu’il pense l’avoir exprimé. Il est absolument impossible de vérifier l’ensemble d’un scrutin en cas de problème. Notez que ceci n’est pas un choix des fabricants, mais une omission patente des spécifications rédigées par les états qui s’en mordent bien les doigts aujourd’hui.
  • Les machines à voter sont, dans l’immense majorité des cas, des boites noires. Au contraire du système électoral français traditionnel, qui est non seulement transparent mais placé sous la surveillance de simples citoyens comme vous et moi, il est impossible à un citoyen de connaître le fonctionnement “intime” de ces machines. Certains pensent que c’est une garantie contre les fraudes, je fais partie de ceux qui pensent que c’est au contraire du pain bénit pour les fraudeurs. La machine à voter est le parfait exemple de technologie qui devrait se conformer aux principes de l’open source, avec une totale transparence du code et de l’architecture technique. Un des très rares exemples est la société australienne Software Improvements et son logiciel eVACS qui tourne sur du matériel standard et a été audité de fond en comble. Cet exemple a inspiré un étudiant Californien, Scott Ritchie, qui a créé le projet Open Vote Foundation avec pour ambition d’établir des standards ouverts et sûrs pour les machines de vote électronique.
  • De nombreux incidents ont déjà été signalés. Mon préféré est un vote dans l’Indiana, où les machines ont comptabilisé 144000 votes pour 19000 inscrits. La société américaine Diebold, principal fournisseur des machines à voter aux U.S. (et soutien financier de la dernière campagne électorale de G. W. Bush, la collusion ne choque pas au pays où tout s’achète et tout se vend), n’en finit pas d’accumuler les scandales à force de soupçons de fraude potentielle ou d’incapacité patente à assurer la sécurité de ses systèmes. Ce qui amène naturellement à la question de la sécurité des machines elles-mêmes, et d’aucuns de parler de la débâcle du vote électronique. Même le Pentagone considère que les risques sont trop grands. Le dossier de Wired sur le vote électronique compte déjà 49 articles qui font froid dans le dos mais que tout citoyen un tant soit peu concerné par l’intégrité du scrutin se doit de lire.

Quid, dans ces conditions, du système mis en place à Brest ? Il m’a fallu creuser un peu pour trouver le nom du fabricant de la machine : Nedap, fabricant Néerlandais du système Powervote et beaucoup moins longtemps pour trouver ce que certains en pensent :

  • Un rapport de la société Zerflow (que je n’ai pas trouvé en ligne mais référencé ici) souligne des failles de sécurité importantes de ce système ou des “fonctionnalités” inquiétantes comme la capacité d’effacer le contenu des enregistreurs de votes, ou encore le fait que seuls les programmeurs de Nedap ont accès au code du logiciel. Une remarque de bon sens que tout utilisateur de logiciels comprendra : le code de cette machine étant très complexe (200000 lignes, paraît-il), il est vraisemblable qu’il ne soit pas exempt de bogues, et il est bien plus probable que les résultats puissent être faussés par un bogue que par un fraudeur.
  • Le département informatique de l’Université Nationale d’Irlande, dans son étude sur l’implémentation de Nedap/Powervote en Irelande souligne l’incompétence du gouvernement dans cette affaire et conclu que le système n’est pas satisfaisant et menace l’intégrité de la démocracie. Rien que ça.
  • Le député du parti vert Irlandais Sargent explique en termes sensés son opposition à Nedap/Powervote : “Democracy ain’t cheap. It’s true we have a fiscal crisis and it’s going to cost money, but what is the cost of blowing an election?” (La démocratie n’est pas donnée. Il est vrai que nous avons une crise financière et que cela va coûter de l’argent, mais combien coûte de ruiner une élection ?)
  • Les citoyens irlandais veulent un système digne de confiance et le Labour Irlandais dit stop au e-voting.

Il est clair que ceux qui ont créé le cahier des charges français et sélectionné le système correspondant sont tombés dans le panneau et foncent tête baissée dans le même scénario catastrophe que celui qui se déroule pourtant sous nos yeux depuis un certain temps. Je me désole à chaque fois que je constate que ce syndrome si américain de la fuite en avant technologique gagne du terrain chez les politiques français.

Encore une occasion de montrer que, autant la technologie est une chose trop importante pour qu’on la laisse aux techniciens (et j’en suis un), la politique est une chose trop importante pour qu’on la laisse aux politiciens.

Je suis un passionné de technologie, qui en vit professionnellement, mais tant qu’on ne m’aura pas prouvé que le nouveau système offre une meilleure garantie d’intégrité des votes que le système actuel, je veux qu’on me laisse placer dans l’urne un bulletin de vote papier que j’aurais moi-même glissé dans une enveloppe, et qui sera dépouillé à haute voix sous une dizaine de paires d’yeux de simples citoyens comme moi. Ca fait plus de deux siècles que le vote manuel existe en France, et ça fonctionne très bien. Le vote électronique n’a que quelques années, et est déjà en passe d’être l’un des plus gros scandales en matière électorale.